Albion (suite)

Publié le par Jean-Etienne ZEN

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Un libéralisme despotique
       Bentham revendique de surcroît le pouvoir «d’appréhender toute personne, valide ou non, n’ayant ni biens visibles ou cessibles, ni moyens de subsistance honnêtes et suffisants, et de les détenir et les employer jusqu’à ce qu’elle trouve un employeur.» Il y a là, semble-t-il, une contradiction entre le libéralisme de Bentham et cette mesure coercitive. Mais la contradiction n’est qu’apparente et la clé a été fournie par Michel Foucault quand il écrit que «l’exercice du pouvoir consiste à “conduire des conduites” et à aménager la probabilité [18].»
Christian Laval explicite cette formule très synthétique de la manière suivante: «la proximité de Foucault et de Bentham tient au fait que, chez l’un et chez l’autre, la relation de pouvoir ne se limite pas à une action directe d’un individu sur un autre, mais qu’elle est pensée aussi comme une façon plus indirecte et diffuse d’influencer autrui par la mise en place d’un cadre fait d’incitations et de désincitations à l’intérieur duquel l’individu doit calculer “librement”[19].»
      Cette remarque pointe un des aspects essentiels du néo-libéralisme: contrairement à une conception naïve, ce dernier ne se caractérise pas par un désinvestissement de l’Etat, mais par une intervention qui tend à modeler le cadre dans lequel s’exercent les choix individuels. Cette intervention s’exerce notamment sous la forme d’un «guidage» des comportements individuels par l’utilisation des leviers dont dispose la puissance publique. Ainsi, la «peine» associée à la réduction des allocations allouées aux chômeurs ou aux sanctions qui leur sont infligées vont les «désinciter» à s’installer dans le «confort» des «trappes à inactivité» et donc les «inciter» à accepter un emploi en baissant leurs exigences. Mais ils restent «libres» de leur choix. De la même manière, la baisse des impôts sur le capital va «inciter» les détenteurs de capitaux à les rapatrier en fonction d’un calcul comparant les coûts et avantages (les «plaisirs et les peines»); mais là encore, ils sont libres de ne pas le faire.
    Beaucoup des politiques de l’emploi actuelles, sinon toutes, sont fondées sur des études et des pratiques qui évoquent celles des entomologistes. En plaçant des obstacles (peine) ou des récompenses (plaisir) ces derniers observent comment est modifié le «libre choix» des fourmis confrontées à ces (dés-)incitations. Et le dispositif d’observation des entomologistes est «panoptique», comme l’est aussi celui des économètres de l’emploi. L’héritage de Bentham est donc bien présent au sein de pratiques très contemporaines, même si elles ne vont pas aussi loin que ses recommandations qui s’apparentent à une forme de totalitarisme très peu respectueux des libres individualités.
    Les projets de Bentham en ce qui concerne les enfants sont assez effarants. Comme il l’écrit lui-même, son plan serait «incomplet si la génération montante en était exclue.» C’est pourquoi il prévoyait que les enfants nés dans les maisons d’industrie (la «génération montante») devraient y rester, de telle sorte qu’au bout de 21 ans, leur population («la classe indigène») aurait doublé et conduirait à la construction de 250 nouvelles maisons. Ces dernières accueilleraient donc un million de personnes pour une population évaluée à 9 millions. Notons au passage que cette augmentation souhaitée de la population allait à l’encontre des thèses de Malthus.
   Les enfants devraient être mis au travail, car Bentham n’y voit aucun inconvénient: «j’ai entendu dire qu’il y avait un peu de cruauté à enfermer les enfants dans une manufacture, surtout à un âge tendre. Mais à moins d’un confinement inutile, il n’y a pas de cruauté dans cette situation; la cruauté serait de ne pas le faire.»
   A son époque, les enfants pouvaient travailler à partir de 14 ans et Bentham pensait sans doute qu’ils pouvaient commencer à le faire à partir de 4 ans, pour éviter de perdre dix ans: «dix précieuses années où rien n’est fait! Rien pour l’industrie! Rien pour le développement, moral ou intellectuel [20].»
    Les enfants ne pourraient parler avec leur père qu’en présence «d’un officier ou de deux ou trois tuteurs plus âgés», afin de les «préserver de la corruption». De manière générale l’objectif de Bentham est d’inculquer aux enfants les sains principes d’une «frugalité systématique.» Et leur éducation aussi devrait être «frugale.»
Dans un manuscrit, Bentham applique son fameux calcul utilitariste des peines et des plaisirs [21] (pains and pleasures) à l’éducation des enfants et explique pourquoi elle devrait être minimale: «Les exercices de l’esprit ont un désavantage particulier», parce qu’ils impliquent «des peines et seulement des peines» et qu’il faut attendre longtemps avant qu’ils procurent «quelque chose qui ressemble au plaisir.» La poésie n’est que «tromperie débitée au mètre»; l’art oratoire une «tromperie visant à l’exaltation»; la philosophie, «absurdité et chicanes sur les mots». L’étude des langues fait passer les mots avant les choses et l’histoire «ne sert à rien sauf aux hommes politiques».
  La «colonie domestique» des maisons d’industrie aurait dû procurer à Bentham un autre «plaisir»: celui d’en être le maître d’œuvre et le dirigeant. Mais son «utopie» (c’est le terme qu’il emploie à propos de son projet) tournera court, comme celui qu’il caressait à propos de sa prison panoptique. C’était d’ailleurs dans son esprit un seul et même projet puisqu’il parlait des deux branches du Panopticon: la «branche prison» et la «branche indigents» (pauper branch).
    Peu de temps avant sa mort, Bentham réglera ses comptes avec George III qui avait fait obstacle à son projet de prison. Il rédige un livre (qui sera édité en partie à tirage confidentiel), au titre étonnant: Histoire de la guerre entre Jeremy Bentham et George III par l’un des belligérants. Bentham y exprime tout son ressentiment: «Sans George III, tous les prisonniers du pays auraient, il y a longtemps, été sous ma responsabilité. Sans George III, tous les prisonniers en Angleterre auraient, il y a des années, été sous ma direction.»
    On présente souvent les côtés progressistes de Bentham en matière de mœurs et c’est après tout le fondateur de l’utilitarisme qui est l’une des sources de l’économie dominante. Quand son principe de base – le calcul des peines et des plaisirs – est appliqué au travail, on constate que les individus cherchent à obtenir le maximum de ressources au moindre coût. Par conséquent, les systèmes d’aide aux pauvres doivent être minimalistes afin de les inciter au travail: sinon, ils seraient incités à l’oisiveté. Le même raisonnement fonde aujourd’hui le discours sur les mérites de «l’activation des politiques d’emploi»: il faut introduire un différentiel entre les prestations sociales dont bénéficient les chômeurs et le revenu d’un salarié du bas de l’échelle.
    Bentham va plus loin et illustre les possibles dérives de l’utilitarisme, avec ses abominables projets consistant, ni plus ni moins, à enfermer près d’un dixième de la population dans des conditions indignes. Si l’on y ajoute sa cupidité (mal assumée), sa névrose classificatoire et sa boursouflure, on arrive à un portait odieux, à tel point que des auteurs libéraux ont pris soin de se démarquer d’un auteur qualifié de «despotique, totalitaire, collectiviste, behavioriste, constructiviste, panopticiste [sic] et paternaliste [22].»
    Pour avoir une idée complète du personnage, il suffit peut-être de consulter son autoportrait (son épitaphe?) consignée dans une note du 16 février 1831, un an avant sa mort: «J.B. [Jeremy Bentham] le plus philanthropique des philanthropes: la philanthropie comme fin et instrument de son ambition. De limites, il n’en a pas d’autres que celles de la terre [23].»
   Enfin Bentham est aussi, d’une certaine manière, un précurseur du transhumanisme. Dès l’âge de 21 ans, il rédige un premier testament qui offre son corps à la science [24]. Quelques mois avant sa mort, ses dernières volontés vont encore plus loin: cette fois il demande à être intégralement momifié et transformé en «auto-icône [25]». Il aura ainsi fait «une contribution au bonheur humain, plus ou moins considérable» et souhaite que son exemple soit suivi par d’autres afin «d’éveiller une curiosité vertueuse» et de créer «des musées entiers d’auto-icônes.» Pour la petite histoire, la tête, un peu ratée, sera remplacée par une figure en cire, mais cette dernière et l’ensemble de la momie dûment vêtue et assise sur un fauteuil seront exposés à l’University College London.
   Dans un article récent du Guardian, Jeremy Seabrook, par ailleurs auteur d’un passionnant ouvrage sur la pauvreté [26], souligne avec ironie que «les pauvres ont souvent été convoités par les entreprises, car ils représentent un groupe apparemment durable dans la société, dont il doit sûrement être possible, d’une manière ou d’une autre, de tirer des profits.» C’est chose faite en Angleterre, où ce sont des entreprises privées qui sont chargées de surveiller les condamnés placés sous surveillance électronique, mais aussi de repérer les «faux chômeurs.» Pour Seabrook, il ne s’agit pas d’une approche «innovante» de la pauvreté. Ce mode de gestion ne fait que s’inspirer d’un «passé punitif» qu’il fait justement remonter à Bentham: «moins d’une personne sur cent est incapable de tout emploi. Pas un mouvement d’un doigt, pas un pas, pas un clin d’œil, pas un murmure qui ne puisse être sollicité en vue d’un profit» écrivait-il dans Pauper Management Improved.
   L’idée a traversé la Manche et est arrivée en France. Les centres Pradha (programme d’aide à l’hébergement des demandeurs d’asile) seront gérés par une filiale de la Caisse des dépôts sous contrôle du ministère de l’Intérieur, et en partie financés par le privé, grâce à un fonds d’investissement dédié [27]Et ce rude précepte a été pris au pied de la lettre par Atos, l’une des entreprises privées sous-traitantes chargées de faire le tri entre les «employables» et les autres. Elle a réussi à classer aptes à l’emploi des personnes en phase terminale, dont certaines sont mortes quelques jours après avoir été déclarées employables.
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