Après la sidération

Publié le par Jean-Etienne ZEN

L'analyse 
                    Point de vue:

                Le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung appelait mercredi Emmanuel Macron à jouer l’ouverture à l’égard des « gilets jaunes ». « Dans une démocratie, cela ne suffit pas d’avoir raison », avance le journal munichois. Sauf que le problème réside peut-être précisément dans cette certitude d’avoir raison. Nourrie par l’hypothèse d’une « inculture économique des Français », cette vision semble, en réalité, être un des nœuds gordiens de cette crise.
    Face aux demandes venues d’en bas, le pouvoir répond en effet par plusieurs « impossibilités » qui seraient dictées par la macroéconomie. Les deux principales sont l’impossibilité de réduire le poids de la fiscalité en maintenant le même niveau de service public et l’impossibilité d’augmenter davantage les salaires, et singulièrement les bas salaires, dans le contexte de la compétition internationale.
       Dès lors, il ne reste plus aux mécontents inquiets pour leur pouvoir d’achat qu’à accepter la logique défendue par Emmanuel Macron : gains de compétitivité coûts et déconstruction du système social. Mais qu’en est-il vraiment ? Quelle est la valeur de ces deux impossibilités ? Sont-elles gravées dans le marbre de la science, ou sont-elles des choix politiques ? Et alors en quoi représentent-elles des impossibilités ?
    Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Bruno Le Maire, Gérald Darmanin… Pas un qui n’ait répété ces derniers jours la même ritournelle : il est « paradoxal » de réclamer moins d’impôts et plus de services publics. Pourquoi ? Le 27 novembre, le président de la République a dénoncé cette « injonction paradoxale » : « Nous ne pouvons pas demander de manière indifférenciée sur la même affiche ou dans le même slogan : “Baissez les taxes et créez-nous plus de crèches, plus d’écoles, plus de droits, plus de services publics .” »
     Pour lui, cela relève de la démagogie et « finit sincèrement très mal ». Emmanuel Macron ne décrit pas ici cette mauvaise fin, mais elle a été développée par Édouard Philippe : c’estl’épouvantail de la dette publique. Voici donc le schéma de l’impossibilité mise en musique par le pouvoir : vous voulez payer moins pour avoir plus, ce qui va faire exploser la dette et saper la confiance des marchés. Les taux vont alors exploser et cela mènera nécessairement à une crise économique et financière majeure. Autrement dit, il faut choisir entre la baisse des taxes et la bonne gestion nécessaire des finances publiques.
     Cette démarche pose cependant plusieurs problèmes. Le premier, c’est que ce mécanisme est loin d’être évident. Si le ratio dette publique sur PIB est une aberration statistique qui compare un stock composé de dettes de divers montants et maturités à un flux, le PIB, qui n’est pas dirigé directement vers le remboursement de la dette, est souvent avancé pour prétendre à une « non-soutenabilité » de la dette. Les investisseurs observeraient ce ratio pour savoir s’ils prêtent ou non à l’État concerné.  
     Or, on constate que ce n’est pas le cas. Certains États peuvent être en crise avec un ratio faible (c’était le cas de l’Espagne et de l’Irlande) et d’autres être des rocs de confiance avec un ratio très élevé (c’est le cas du Japon ou des États-Unis). La France a plutôt tendance, du reste, à être dans cette dernière catégorie. Les taux demandés à la France (0,74 % pour le 10-ans mercredi 29 novembre) sont ainsi plus proches de ceux d’États moins endettés comme l’Autriche (0,64 % pour le 10-ans, avec une dette publique de 78 % du PIB) que de ceux de l’Espagne (1,5 % pour le 10-ans, pour 98 % du PIB de dette publique).
    Il n’existe pas de règles dans ce domaine et il est donc mensonger d’affirmer qu’il en existe une. La dette est, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent de l'économiste Jacques Rigaudiat, une « arme de dissuasion sociale massive ». On l’utilise pour pouvoir obtenir une adhésion nécessaire à la politique de déconstruction du système social en vertu d’un « ordre économique transcendant » que Friedrich von Hayek, le penseur du néolibéralisme, appelait « catallaxie ».
     Mais cet ordre est immanent, il est le fruit d’un choix politique. Car, on l’oublie souvent, la dépense publique est… une dépense. Elle contribue donc à l’activité économique. Construire une école ou une crèche, donner de nouveaux droits ou créer des services publics, pour reprendre les exemples d’Emmanuel Macron, sont autant d’éléments qui, comme la dépense privée, alimentent l’économie à court et long terme.
    La dette n’est pas le produit d’un « trou noir » où l’argent public serait dissipé. C’est le cas dans certains pays fortement corrompus, où cette dépense peut aller alimenter des fortunes personnelles qui s’enfuient à l’étranger. Ce n’est pas le cas en France. Le mal, ce n’est donc pas la dette publique. Et, contrairement à ce que prétend cet éditorialiste du Monde dans cette analyse sur l'« inculture économique » des citoyens, il n’existe pas, loin de là, un consensus sur son caractère néfaste dans la communauté économique.
     Car l’économie n’est pas statique. Dans le choix imposé par Emmanuel Macron, on a le sentiment qu’une baisse d’impôts ne produit rien et que de nouveaux services publics ne produisent rien non plus. Si l’on enlève des recettes, on doit donc couper proportionnellement dans les dépenses afin de ne pas alourdir le déficit. Dans cette vision, il n’y a pas d’effet des recettes sur les dépenses, et inversement. Il faut choisir, nécessairement. Tout ceci relève de l’habituel anthropomorphisme des néolibéraux, qui usent et abusent de la comparaison entre les États et les ménages. Lorsqu’un ménage a moins de ressources, il lui faut s’endetter ou réduire ses dépenses.
     Mais on ne raisonne pas ici dans le vase-clos d’une économie domestique. Le raisonnement doit être macroéconomique. Or, un État agit sur l’activité : c’est ce qu’on appelle l’effet multiplicateur. Si l’on baisse les impôts, on peut ainsi avoir un dynamisme économique renforcé en favorisant la consommation ou l’investissement. La croissance est plus forte et, partant, les recettes fiscales de l’État, qui peut donc dépenser plus sans s’endetter davantage. En passant, on peut même faire baisser l’absurde ratio dette publique sur PIB nominal en agissant sur ce dernier 
     Or, certains « gilets jaunes » demandent précisément des baisses d’impôts ciblées sur les classes les plus susceptibles d’en faire profiter l’ensemble de l’économie, y compris l’État. Leurs exigences, qu’on peut discuter du point de vue du consentement à l’impôt ou de l’efficacité réelles des dépenses publiques en termes de redistribution, ne sont pas « impossibles », ni « irréalistes », mais au contraire fort cohérentes.
     En réduisant l’impôt sur les plus prompts à consommer, on favorise davantage la croissance, donc les recettes fiscales. Ce que l'on ne fait pas en défiscalisant l'entreprise et le capital. Ceci suppose évidemment de préserver le système de financement et de redistribution du modèle social (donc la cotisation que le gouvernement a attaqué de front). Mais, bien ciblée, une baisse d'impôt sur les plus fragiles peut répondre à une demande de pouvoir d'achat et donner des moyens à l’État d’investir dans les services publics. On le voit, l’inculture économique n’est pas toujours où l’on croit. Et ne saurait se justifier que par l'idéologie (ou l'intérêt)....... ( R. Godin)
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